dimanche 28 septembre 2008

"Lacrimosa" de Régis Jauffret

Que faire d’un amour avorté ? Que faire d’une femme qui, faute d’avoir été suffisamment aimée, s’est pendue ? Et du chagrin qui accable celui qui reste ? Régis Jauffret en a fait un chef d’œuvre : « Lacrimosa ».

De « Univers, univers » à « Microfictions », l’univers romanesque de Jauffret était noir, désespérément noir. Meurtre, suicide, viol, folie, frustration, violence, l’écrivain excellait dans la peinture de la face sombre de l’humanité. Soudain le réel rattrapa la fiction quand, deux ans jour pour jour après leur première rencontre, son ancienne amante se suicide. Et le peintre implacable de la détresse humaine est conduit à braquer le projecteur sur sa propre histoire.

Dans « Lacrimosa », Jauffret imagine une correspondance entre un écrivain et la suicidée rebaptisée Charlotte, qui, d’outre-tombe, se rebelle contre la façon dont le narrateur réécrit son histoire. Au narrateur racontant leur relation et imaginant différentes versions du suicide, Charlotte répond avec une ironie cinglante : « -Espèce d’écrivain ! Toi et les tiens sont des charognards. Vous vous nourrissez de cadavres et de souvenirs. Vous êtes des dieux ratés, les bibliothèques sont des charniers. Aucun personnage n’a jamais ressuscité. Dostoïevski, Joyce, Kafka et toute cette clique qui t’a dévergondé, sont des malappris, des jean-foutre, des fripons, des coquins, des paltoquets ! ». Et l’écrivain de s’interroger sur ce que peut la littérature face à la mort: « J’ai fait ce que j’ai pu (...). J’ai essayé en vous écrivant une histoire de dompter la mort. Vous savez bien que je n’y suis pas parvenu. » Certes il n’a pas dompté la mort mais il a réalisé le vœu de Charlotte (« je te demande d’imaginer mes sentiments pour toi disparus avec mes dernières pensées. Quand on est un peu patraque, ça change les idées de se dire qu’on a été aimé »), en lui édifiant un tombeau à la beauté déchirante.

« Lacrimosa », Régis Jauffret, Gallimard, 218 pages,16,50€.

vendredi 26 septembre 2008

La rentrée théâtrale (II) : les contemporains

Côté contemporains, la rentrée théâtrale parisienne promet poésie et féerie avec trois reprises envoutantes. Aux Bouffes du Nord, Joël Pommerat reprend « Je tremble I et II » créés en 2007 et 2008 au festival d’Avignon, un spectacle total et très stylisé qui nous plonge dans l’atmosphère inquiétante d’un music-hall où défilent des personnages brisés qui viennent raconter leur histoire (du 23 septembre au 1er novembre). Au Rond-Point Victoria Chaplin et Jean-Baptiste Thierrée nous entraînent dans leur conte de fée « le cirque invisible » (du 7 octobre au 30 nouvembre). A l’Odéon (Ateliers Berthier) François Tanguy présente « Ricercar » (du 23 septembre au 19 octobre 2008).

Dans un tout autre registre, comique celui-là, Jean-Michel Ribes met en scène Patrick Robine dans son spectacle loufoque, « la ferme des concombres » (du 6 septembre au 2 novembre). Au théâtre Rive Gauche, Gautier Fourcade joue avec les mots, un peu à la manière de Devos dans « Le secret du temps plié » (à partir du 7 septembre).

La rentrée se fait aussi politique avec « Le silence des communistes », pièce montée par Jean-Pierre Vincent à partir d’un échange de lettres entre trois anciens responsables du parti communiste italien qui s’interrogent sur leurs idéaux(au Théâtre des Amandiers de Nanterre jusqu’au 27 septembre puis au Théâtre 71 de Malakoff du 30 septembre au 4 octobre et enfin au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers du 7 au 11 octobre)

Signalons encore deux reprises : le spectacle émouvant « conversations avec ma mère » au théâtre de la commune (du 25 septembre au 19 octobre), « Ebauche d’un portrait » d’après le Journal de Jean-Luc Lagarce au théâtre Ouvert (du 19 septembre au 18 octobre).

vendredi 19 septembre 2008

« Paradis conjugal » d’Alice Ferney

Nombreux sont ceux qui écrivent sur l’amour. Peu réussissent. Alice Ferney faisait partie de ceux-là quand, dans « La conversation amoureuse », elle analysait avec finesse et intelligence toutes les étapes de la séduction qui conduisent à la formation d’un couple. On espérait que le miracle se répéterait avec son nouvel opus « Paradis conjugal », qui porte cette fois sur l’étiolement d’un amour. Or, si l’intelligence est toujours là, la grâce semble avoir abandonné Alice Ferney.

Elsa Platte passe ses journées à visionner « Chaînes conjugales » le film de Mankiewicz : l’histoire de trois amies, Deborah, Lora et Rita, qui au moment de partir pour une journée en pique-nique reçoivent une lettre de leur copine Addie leur annonçant son départ avec le mari de l’une d’elles. Commence alors pour les trois héroïnes une journée d’angoisse au cours de laquelle chacune revoit les étapes décisives de son mariage et s’interroge sur les raisons qu’aurait son époux de la quitter. Fascinée par le film, la narratrice Elsa Platte le raconte et le décortique scène après scène tout en méditant sur sa propre vie de couple et sur l’érosion des sentiments dans le mariage.

Si l’idée du livre paraissait intéressante, l’auteur ne parvient pas à donner de la consistance au personnage d’Elsa si bien que le roman ressemble à un exercice de style. Au bout de 50 pages, le lecteur, lassé de ce décorticage méticuleux de chaque plan du film, sombre dans l’ennui. Pourtant les premières pages dans lesquelles la narratrice s’interroge sur le rôle de l’art dans sa vie sont plutôt réussies : « On peut se plonger dans une œuvre, se calfeutrer dans ce qu’elle fait lever en soi, rechercher sans finir ni se lasser sa tonalité spéciale, ramifier la complicité que l’on entretient avec elle (…). Comme si la vie avait besoin d’un écho, d’un ensemble architecturé de miroirs qui nous la révèle et nous l’éclaircisse ». Et la scène finale est splendide.


« Paradis conjugal », d’Alice Ferney, Albin Michel, 353 p., 19€.

mardi 16 septembre 2008

La rentrée théâtrale côté classiques : une rentrée dominée par Molière

Oublions un instant les people (Laetitia Casta, Jacques Vergès, Jean-Marie Bigard) qui accaparent l’attention et penchons-nous sur cette rentrée théâtrale 2008, qui pour les classiques, semble être placée sous le patronage de Molière.

A l’Odéon, la saison commence fort avec la reprise d’un spectacle créé cette année au Théâtre National de Strasbourg (TNS) : « Tartuffe » mis en scène par Stéphane Braunschweig (ancien directeur du TNS et futur directeur de la Colline). L’originalité de cette nouvelle mise en scène est de centrer la pièce sur le personnage d’Orgon qui par désarroi en vient à abdiquer tout jugement pour se livrer à Tartuffe.
Odéon, du 17 septembre au 25 octobre 2008

Autre pièce de Molière très attendue, « Le Malade Imaginaire », mise en scène par Georges Werler, avec Michel Bouquet, qui la saison passée avait interprété un Avare salué par la critique, et Juliette Carré.
Théâtre de la Porte Saint-Martin, du 5 septembre au 31 octobre 2008

Dans un tout autre genre, « Dom Juan » est repris avec un parti-pris résolument moderne par Yann-Joël Collin.
Théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis, du 15 septembre au 11 octobre 2008

Enfin, « Amphitryon », pièce comique et satirique inspirée de Plaute, (l’histoire d’Amphitryon, un mortel dont Jupiter prend l’apparence pour séduire sa femme) est mise en scène au Ranelagh.
Ranelagh, à partir du 12 septembre 2008

Autre mise en scène très attendue, celle de Denys Podalydès qui met à l’honneur une pièce peu jouée de Musset « Fantasio ». L’acteur-metteur en scène-écrivain (il publie cette rentrée littéraire au Mercure de France « Voix off », dans lequel il décrit magistralement les voix de ceux qui ont compté pour lui) a choisi de donner le rôle-titre du bouffon railleur à une femme, Cécile Brune – choix qui paraît a priori plus judicieux que celui de S. Gildas qui, dans son « Lorenzaccio » au Trianon, donne le rôle-titre à Francis Lalanne.
Comédie-Française, salle Richelieu du 18 septembre 2008 au 15 mars 2009

« Fin de partie » de Beckett est mise en scène par Charles Berling qui interprète aussi le rôle de Clov, avec Dominique Pinon, Dominique Marcas et Gilles Segal.
Théâtre de l’Atelier, du 23 novembre 2008 au 4 janvier 2009

Enfin côté boulevard, Bernard Murat monte la délicieuse pièce de Guitry « Faisons un rêve » avec Clothilde Courot et Pierre Arditi
Théâtre Edouard VII, à partir du 9 septembre 2008.
(à suivre)

mardi 9 septembre 2008

« Pour les siècles des siècles », Anne Plantagenet


Dans chacune de ces sept nouvelles qui constituent autant de variations sur le thème éternel du sentiment amoureux, les protagonistes, toujours un homme et une femme, portent les prénoms des couples d’amoureux mythiques, comme si l’auteur essayait de transposer les histoires d’amour dans la modernité pour voir ce qu’il en reste.

C’est que souvent dans ce recueil la modernité dresse des obstacles à l’amour. Dans une des nouvelles intitulée http://amour.com, Dante, un éditeur, envoie un e-mail à sa Béatrice, une femme mariée plus jeune que lui. A une autre époque, il aurait écrit une lettre et ne l’aurait jamais envoyé, mais là, l’immédiateté de l’envoi par e-mail fige la première impulsion avant qu’il ait le temps de se reprendre. S’ensuit alors le long monologue intérieur du vieil éditeur en proie au doute et à la peur du ridicule. Dans une autre nouvelle, Aurélien, époux maladroit, offre à Bérénice un cadeau qui jette un froid dans leur relation : un vibro-masseur. Cet objet sèmera-t-il le trouble dans leur couple ?

La nouvelle la plus réussie du recueil est certainement « Ne pas revoir » où une femme mariée qui vient de refuser une liaison avec un homme qu’elle aurait pu aimer s’interroge que ce moment où tout aurait pu basculer et où elle a choisi la fidélité : « C’est avec vous que j’aurais chuté. C’est sous vos lois que je serais tombée. J’en tremble quand j’y pense. A ce qu’on a frôlé. On est passé tout près. A quoi ça tient une vie ? »

Avec grâce et élégance, Anne Plantagenet décortique toute une palette de sentiments amoureux, le désir, la jalousie, l’amour éternel, l’attente. Elle fait entendre les voix de ces hommes et de ces femmes qui s’attendent, se désirent, se fuient, s’aiment ou se perdent.

« Pour les siècles des siècles », Anne Plantagenet, Stock, 2008, 157 p.,15,50€.

dimanche 7 septembre 2008

La grande librairie

Nouvelle émission littéraire sur France 5, « La grande librairie » succède au regretté « Bateau Livre » de Frédéric Ferney. Présentée par le directeur du magasine Lire, François Busnel, l’émission mêle reportages, interviews d’écrivains en direct, palmarès des ventes de la semaine, coup de cœur d’un libraire, dessins humoristiques croqués en direct. Pour cette première, le casting offre un bon compromis entre les stars connues du grand public (Amélie Nothomb) les auteurs reconnus (Régis Jauffret, Philippe Ségur) et le primo-romancier prometteur (Jean-Baptiste Del Amo).

La conversation de bon niveau porte sur le style et la création littéraire. Cette première émission offre un moment d’anthologie avec la brillante Amélie Nothomb parlant avec clarté et sens de la répartie de l’écriture comme d’un moyen de faire la connaissance du « salaud inconnu » que nous portons tous en nous. Régis Jauffret s’exprime avec justesse sur les rapports entre la vie et la fiction. Dommage que le discours de l’écrivain l’emporte sur son écriture, on aurait aimé entendre davantage d’extraits des livres présentés.

Autre regret, « la grande librairie » cède à la mode des palmarès qui tend à réduire un livre au nombre d’exemplaire vendus. Malgré un décor sinistre, pas très cosy et qui évoque davantage un cinéma qu’une bibliothèque, malgré le défilé de SMS sans intérêt qui perturbe l’attention du téléspectateur et même si François Busnuel n’a pas l’élégance et la subtilité de Frédéric Ferney, « La grande librairie » a le mérite de donner la parole aux auteurs en évitant les numéros de cirque. Espérons que l’émission tienne la route avec des auteurs moins télégéniques qu’Amélie Nothomb.


« La grande librairie », France 5, jeudi à 20 h 40 (rediffusion le samedi à 13 h 30).

jeudi 4 septembre 2008

"Mon traître" de Sorj Chalandon

Reporter spécialiste de l’Irlande du Nord, Sorj Chalandon, était aussi l’ami d’un leader de l’IRA (armée républicaine irlandaise), Denis Donaldson, qui a avoué en 2005 être une taupe pour le compte des Britanniques depuis plus de 20 ans. Pour Sorj Chalandon, cette nouvelle provoqua un terrible choc. C’est certainement pour interroger cette trahison que le journaliste s’est créé un double littéraire, Antoine, le narrateur de « Mon traître », un luthier parisien peu à l’aise avec les mots.

Plus qu’une enquête historico-politique, « Mon traître » est un roman sur l’amitié. Dans presque 300 pages d’une écriture épurée composée de phrases courtes et sèches, Antoine raconte sa passion pour l’Irlande du Nord, les chants, la langue, la fraternité et surtout sa fascination pour Tyrone Meehan, un leader de l’IRA. 300 pages pour s’interroger sur une amitié : celui qui a trahi sa cause était-il aussi traître en amitié ? Comment expliquer sa trahison ? Celle-ci jette-t-elle un doute sur la sincérité des sentiments du traître pour le narrateur ? Le livre ne donne aucune réponse et laisse le lecteur dans le même état d’incertitude et d’incompréhension qui fut certainement celui de l’auteur face à la trahison. Si cette absence de réponse peut être frustrante pour le lecteur qui souhaite comprendre, elle n’en constitue pas moins un enseignement : celui de l’imperméabilité des êtres qui nous entourent. Mais ce parti pris peut aussi laisser le lecteur « à la porte » de ce grand livre, car l’auteur ne lui donne que peu de clés ; au terme de cette enquête, la fascination du narrateur pour son traître et les raisons de la trahison demeurent un mystère.

"Mon traître" de Sorj Chalandon, Grasset, 275 p. 17.90 €

mardi 2 septembre 2008

"Ténébreuses" de Karin Alvtegen

Alex Ragnerfeldt est un écrivain moribond mais consacré. Sa vie présente toutes les apparences de la réussite et de la respectabilité puisqu’en plus d’être un écrivain nobélisé, il est également une référence morale dans son pays. Les apparences seulement. Car la mort de sa vieille gouvernante, Gerda, va mettre au jour un passé beaucoup moins glorieux qu’il n’y paraît. Au cœur de l’intrigue, une amoureuse passionnée et fragile Halina, dont la rencontre avec Alex marque le début d’un engrenage vertigineux dans lequel un crime en entraîne un autre, plus horrible encore. Dans cet engrenage, se retrouvent pris un écrivain rival d’Alex, la femme d’Alex, ses deux enfants ainsi qu’un mystérieux orphelin dont Gerda a fait son unique héritier.

« Ténébreuses », le quatrième roman traduit en français de la suédoise Karin Alvtegen, est un thriller psychologique remarquablement bien écrit – et bien traduit- dans lequel le suspense va crescendo pour entraîner le lecteur dans une cascade de révélations époustouflantes où il est question d’usurpation, de meurtre, de viol et de chantage. Si Karin Alvtegen nous tient en haleine jusqu’au bout, c’est grâce à sa maîtrise du genre, mais aussi à sa finesse psychologique. Car « Ténébreuses » se lit aussi comme une inquiétante plongée dans les ressorts de l’âme humaine et d’une de ses passions, le désir de gloire. A travers les destins d’hommes avides de gloire, dévorés par la jalousie et prêts à tout pour conquérir et préserver leur respectabilité, Karin Alvtegen nous interroge sur ce que nous sommes prêts à faire pour réussir.

Avec ce roman, Karin Alvtegen, la petite-nièce d’Astrid Lindgren, la créatrice de Fifi Brindacier prouve qu’elle a toutes les qualités pour concurrencer Stieg Larsson, l’auteur de « Millénium » au tableau d’honneur du polar suédois.

Seul petit bémol : le titre français - peu fidèle à l’original Skugga qui signifie « ombre » en suédois - est trompeur, car il laisse penser que les personnages féminins sont la clé de l’intrigue, alors que dans le roman, ce sont les hommes qui, en poursuivant leurs rêves de gloire et de réussite, scellent le destin de leur entourage, laissant au second plan les figures féminines.

« Ténébreuses », Karin Alvtegen, Plon, 315 pages, 20 €.