vendredi 3 avril 2009

« La solitude des nombres premiers » de Paolo Giordano

Impossible d’y échapper, à moins de couper sa connexion Internet et d’ignorer la presse paralittéraire. Grâce à un plan marketing très efficace, le best-seller italien « La solitude des nombres premiers » de Paolo Giordano a envahi la toile, précédé d’une rumeur plus que flatteuse. Le roman, qualifié par son éditeur de « best-seller phénoménal », vendu à « plus d’un million d’exemplaires en Italie », a reçu plusieurs prix, dont le prestigieux prix Strega (l’équivalent de notre Goncourt).

Tout ce tam-tam peut susciter chez certains lecteurs quelques préventions, nourries par la désagréable impression qu’on veut leur forcer la main. D’autant plus que, souvent, les livres font du bruit pour des raisons qui ne sont pas toutes littéraires. Il y a fort à parier que si l’auteur n’était pas un bel Italien d’à peine 30 ans, double transalpin de Florian Zeller (et donc source de jolies photos dans les magazines), «La solitude des nombres premiers » aurait rejoint les étals des librairies dans une discrétion absolue.

Faisons abstraction quelques instants de la rumeur pour considérer le livre, et lui seul. C’est l’histoire de deux adolescents solitaires et mal dans leur peau, Alice et Mattia, qui ont en commun d’avoir subi dans leur enfance un drame qui les marquera toute leur vie : Alice victime d’un accident de ski en a gardé une légère claudication et Mattia est responsable de la disparition de sa sœur attardée. Tous deux malmènent leur corps-anorexie pour Alice et scarifications pour Mattia- et s’enferment dans un solipsisme mortifère.

Mattia, qui se réfugie dans l’abstraction consolante des mathématiques, a observé que les nombres premiers (nombres qui n’ont que deux diviseurs, 1 et eux-mêmes) se rencontrent parfois par deux, ils ont un jumeau proche, séparé seulement par un nombre pair : c’est le cas de 17 et 19 par exemple. Mattia pressent que son destin est lié à celui d‘Alice comme celui de deux nombres premiers jumeaux. Tout au long de leur vie, Alice et Mattia se croisent, deviennent amis, mais parviendront-ils à échapper à leur solitude et à crever la bulle qui les isole ?

Alors, événement littéraire ou phénomène commercial ? La vérité est peut-être entre les deux. Paolo Giordano fait preuve d’une maîtrise narrative assez rare pour un premier roman. Paolo Giordano sait trouver les mots simples et efficaces, pour raconter au plus près des corps torturés, les tourments de ces êtres dangereusement déconnectés. Le roman impressionne par sa précision quasi mathématique et son sens aigu des détails. Mais les comparaisons avec « Ada » de Nabokov ou « La Nostalgie de l’ange », d’Alice Sebold qu’on a pu lire sous la plume de certains critiques sont excessives car le livre est plus intéressant pour son histoire bien ficelée que pour sa contribution à la construction narrative.

« La solitude des nombres premiers » de Paolo Giordano, éditions du Seuil, 2009, 329 p., 21 euros.

mardi 24 mars 2009

« Casimir et Caroline » de von Horvath, mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Mota


Munich au seuil des années 1930. La République de Weimar se délite, l’économie est en crise, le chômage explose. Caroline (Sylvie Testud) veut simplement s’amuser à la fête d’octobre de Munich, s’étourdir sur les montagnes russes, manger une glace, voir le Zeppelin traverser le ciel. Mais son fiancé Casimir (Thomas Durand) n’a pas le cœur à ça : il vient de perdre son emploi de chauffeur. Caroline s’interroge : doit-elle rester avec Casimir ou chercher un homme riche et puissant qui la fera monter dans l’échelle sociale ? Autour d’eux, des jeunes gens recherchant les sensations fortes, des midinettes, des hommes d’affaires en quête d’amours faciles, s’amusent et s’enivrent dans un décor de fête foraine avec son marchand de glace, son grand-huit, ses toboggans, son cinéma, ses monstres. Au terme de la soirée, Caroline repart avec un tailleur d’âge mûr après avoir été séduite par le patron de ce dernier et Casimir s’acoquine avec une bande de jeunes gangsters.

Casimir et Caroline se seraient-ils quittés si Casimir n’avait pas perdu son emploi ? Les hommes sont-ils fondamentalement égoïstes ou est-ce les circonstances qui corrompent les sentiments et le sens moral ? Voilà les questionnements indissolublement intimes et politiques que soulève la pièce et qui renvoient de façon troublante à la réalité actuelle. Et la réponse d’Horvath, contemporain de Brecht et qui, comme lui, a essayé de traduire sur scène les contradictions de son époque, est sans appel : « L’amour ne cesse jamais, du moment que tu ne perds pas ton boulot ».

En dépit de son fort ancrage politique et du social, le théâtre de Horvath ne se réduit pas à un théâtre didactique et engagé, il est bien plus que cela : il sait saisir sur le vif une société qui se décompose quand la peur de l’avenir rend cynique ou violent. Et le regard d’Emmanuel Demarcy-Mota qui a choisit de mettre dans la bouche des personnages de la foule des morceaux d’autres textes d’Horvath ne fait qu’accentuer la noirceur de la pièce. Le décor écrasant composé d’attractions gigantesques joliment figurées, de machineries d’acier à la taille inhumaine accroît encore l’impression d’une classe sociale broyée par la vie économique.

Comme toujours, la mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, qui a pris les rênes du théâtre de la Ville, est remarquable de rigueur et de précision. Mais la médaille a son revers : tout cela manque un peu d’émotion. Et parfois les deux personnages centraux, en dépit du jeu remarquable de Sylvie Testud et Thomas Durand, peinent à émerger, et sont comme engloutis pas la foule de personnages secondaires, remarquablement croqués.

A Paris au théâtre de la Ville puis les 1er, 2 avril à La Coursive de La Rochelle, 7-11 avril à La Comédie de Reims, 22-24 avril au Quartz de Brest, 11-20 mai au Grand T de Nantes, 27 mai-6 juin au TNB de Rennes.

jeudi 12 mars 2009

"Le pont des soupirs" de Richard Russo

« Je ne suis peut-être pas quelqu'un de passionnant » affirme dès la première page le narrateur du « Pont des soupirs » de R. Russo. Voilà un incipit peu banal, loin des morceaux de bravoure aguicheurs dont l’intention n’est que trop transparente, prendre le lecteur dans ses filets, et qui se révèlent, quand la suite n’est pas à la hauteur, n’être que des miroirs aux alouettes. Et pourtant, avec ce début sur la pointe des pieds, comme s’il s’excusait de déranger pour si peu, R. Russo réussit le tour de force d’intéresser le lecteur au destin d’un héros falot, mélancolique et peu sûr de lui, durant plus de 700 pages.

Du fond des souvenirs de Lou C. Lynch qui décide d’écrire ses mémoires, sont exhumés 60 ans de la vie de Thomaston, une petite ville du fin fond de l’Etat de New York avec ses rivalités entre quartiers, son usine toxique dont les eaux usées charrient la maladie et ses secrets. Car contrairement à ce que suggère le titre, l’action du « Pont des soupirs » n’est pas située à Venise. Comme « Le Déclin de l'empire Whiting », son précédent roman récompensé par le prix Pulitzer, Richard Russo a choisi d’ancrer encore son histoire dans une petite bourgade industrielle.

Lou C. Lynch, le personnage principal est un sexagénaire, tout le portrait de son père un homme apprécié pour sa gentillesse mais qui ne brillait pas par son esprit. Affublé depuis l’enfance du ridicule surnom de Lucy (Lou C.), Lou Lynch, a épousé la belle et vive Sarah et a fait fructifier l’entreprise familiale : il est maintenant à la tête d’un « empire » de trois épiceries. S’il est un homme heureux, il n’en est pas moins profondément mélancolique et hanté par un traumatisme survenu dans son enfance.

L’un des aspects le plus intéressant du roman est la façon dont Russo parle de l’emprise, de l’ascendant presque surnaturel qu’un être exerce sur un autre. Bobby Marconi, à son corps défendant, a ce pouvoir sur son voisin Lucy depuis l’enfance. La fascination tourne à l’obsession quand les parents de Bobby déménagent dans un autre quartier : comme un amoureux éconduit Lucy téléphone à Bobby, lui écrit, se rend chez lui. Et l’envoûtement se poursuit puisque devenu adulte Lucy est toujours hanté par le souvenir de Bobby. Il est vrai que de tous les habitants de Thomaston, Bobby est le seul à avoir échappé à un destin tracé d’avance. En changeant de nom et en s’exilant à Venise où il devient un peintre célèbre, il « a
réussi à faire ce que nous imaginions tous quand nous étions jeunes, avant que le temps et la répétition érodent et banalisent le mystère de l'existence. Je me dis que Bobby est le seul à s'être inventé une vie et le personnage qui va avec ».

En dépit de quelques longueurs dans les 200 premières pages et du manque de crédibilité des passages situés à Venise et, en particulier du peintre, « Le pont des soupirs » est un grand livre qui parvient à faire vivre un monde. R Russo dépeint avec tendresse et humour les renoncements d’êtres condamnés à vivre la même vie que leurs parents, les regrets de ceux qui pensent s’être trompé de vie, les désirs inassouvis. Au fil des pages se dessine une galerie de portraits finement croqués : le truculent Oncle Dec, l’écrivain raté et mégalomane, la plus belle fille du lycée dont la beauté se fane avec le temps. En filigrane du récit de la vie de Lou se lit l’histoire du déclin de l’Amérique des petites villes, gagnées par la misère et le chômage.

« Le pont des soupirs » de R. Russo, Ed. Quai Voltaire La Table Ronde, 2008, 726 p., 25 €.

vendredi 27 février 2009

"La dispute" de Marivaux, au Vieux Colombier, par Muriel Mayette

Muriel Mayette, l’administratrice de la Comédie française met en scène, au Vieux Colombier, « La dispute » de Marivaux. Cette courte comédie en prose, créée en 1744, fut sifflée à sa création, et peu de metteurs en scène se sont hasardés à la reprendre, excepté Chéreau qui, en 1973, en donna une interprétation légendaire.

Dans cette pièce philosophique, la dispute amoureuse et la mise à l’épreuve des sentiments, thèmes récurrents dans l’œuvre de Marivaux, prennent une forme surprenante, celle d’une expérimentation in vivo dont la cruauté rappelle davantage Sade que les subtils jeux du langage dans «Les fausses confidences » ou « Le jeu de l’amour et du hasard ».

Un Prince (Thierry Hancisse) et son amante Hermiane (Marie-Sophie Ferdane) se disputent à propos de l’inconstance amoureuse et de l’origine de l’infidélité : qui, de l’homme ou de la femme, trahit le premier ? Pour résoudre cette question, le Prince propose d’observer le résultat d’une expérimentation imaginée par son père qui a fait élever des adolescents isolément, sans le moindre contact avec d’autres êtres humains mis à part les deux serviteurs noirs, Mesrou (Eebra Tooré) et Carise ( Bakary Sangaré, travesti en femme). Le Prince et Hermiane observent ces cobayes humains passer de la découverte de soi (et de leur reflet dans un ruisseau) à la découverte de l’autre, tomber amoureux, se trahir, se réconcilier. Le résultat de l’expérience (ou du moins de la manipulation orchestrée par le Prince par l’intermédiaire des deux serviteurs) est sans appel, l’homme et la femme sont voués à une inconstance perpétuelle qui rend impossible l’inscription de l’amour dans la durée.

Si Muriel Mayette a le mérite de présenter une lecture personnelle engagée et claire de la pièce, sa mise en scène présente deux défauts :

Le début de la pièce est trop long et lourd : pourquoi avoir rajouté ce prologue extrait d’autres œuvres de Marivaux alors que l’attaque originale était suffisamment forte et explicite : « Où allons nous, Seigneur, voici le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire, et rien n'y annonce la fête que vous m'avez promise ? ». En outre, point n’est besoin ici de souligner le trait en faisant débuter la pièce par les râles suggestifs d’Hermiane hors de la scène et la vision d’un Prince débraillé qui se reboutonne : il est question de désir, le texte de Marivaux est suffisamment clair pour que le spectateur le comprenne.

La volonté de démontrer clairement la cruauté de l’expérience du Prince gomme le charme et la légèreté du texte pour n’en retenir que la noirceur. Les jeunes gens ne sont plus que des victimes de la folie du Prince qui les manipulent. Le jeu, trop appuyé, manque de subtilité. Les mouvements saccadés des adolescents proches de l’hystérie (Anne Kessler surtout, qui est pourtant une actrice capable de plus de subtilité) n’expriment rien de la fraîcheur mise en avant par d’autres metteurs en scène. L’innocence des personnages tend à se confondre avec la débilité, notamment quand ils sautent sur place pour exprimer leur joie.

Ceci dit, le texte de Marivaux reste admirable et la troupe, pleine d’énergie.

« La dispute » de Marivaux, mise en scène par Muriel Mayette au Vieux Colombier jusqu’au 15 mars 2009.

mercredi 18 février 2009

"La ville" de Martin Crimp, par Marc Paquien

Héritier de Pinter, Martin Crimp est l’un des auteurs britanniques vivants les plus joués en France. « La ville », mise en scène par Marc Paquien commence comme une comédie bourgeoise ou un vaudeville.

Un soir Claire (Marianne Denicourt), une traductrice, raconte à son mari Christopher (André Marcon) sa rencontre avec un écrivain qui lui a offert un carnet. Le mari annonce qu’il vient de perdre son emploi de cadre dans une entreprise. Plus tard, la voisine, une infirmière très étrange (Hélène Alexandridis) venue se plaindre du bruit des enfants dans le jardin se lance avec exaltation dans un récit où il est question de son mari médecin parti à la guerre et d’hommes cachés dans les égouts pour survivre, « ceux qui s’accrochent à la vie ». Claire partie à un séminaire de traduction, Christopher joue avec une étrange petite fille, double en miniature de la voisine infirmière.

Peu à peu des détails interpellent le spectateur et une inquiétante étrangeté perce sous ce quotidien qui semble banal : pourquoi la petite fille a-t-elle les mains tachées de sang ? L’infirmière existe-t-elle vraiment ou est-elle un personnage sorti de l’imagination de Claire ? Quelle est cette guerre dont parle l’infirmière ? C'est ce brouillage entre la réalité la plus banale et l'irréalité la plus menaçante qui fait la force de Martin Crimp. Derrière la drôlerie, l’absurde, perce une angoisse véritable, une menace insidieuse. Le doute sur la réalité représentée n’est jamais totalement dissipé et entraîne le spectateur dans un questionnement sans fin sur l’illusion théâtrale.

Tout est juste, précis, parfaitement maîtrisé. Depuis l’admirable diction des acteurs tous excellents à la scénographie qui dessine un décor épuré, abstrait, où apparaît parfois en fond, comme un mirage un banc ou un arbre. Le sol noir brillant projette une douce lumière sur les acteurs comme s’ils étaient éclairés à la bougie. A voir absolument.

À Paris c’est fini, il faudra aller à la Comédie de Picardie d’Amiens du 17 au 21 février, à l’Avant-Scène à Colombes le 7 mars, au théâtre national de Bordeaux les 12 et 13 mars, du 17 au 21 mars au Centre dramatique national de Lille, les 24 et 25 mars à la Coursive à La Rochelle et le 28 mars au théâtre de l’Olivier à Istres.

mardi 17 février 2009

"J'ai cherché" de Charles Juliet, lu par l'auteur et Valérie Dréville, CD

Charles Juliet, écrivain français né en 1934, a abordé dans son oeuvre presque tous les genres littéraires : journal, récit intime avec "Lambeaux" et "L'année de l'éveil", nouvelles, théâtre, poésie. "J'ai cherché" est un recueil de poèmes en prose où, dans une langue sculptée, précise et épurée, Juliet explore la solitude, son passé et la rédemption par l'écriture.
Dans ce livre audio, la diction précise et le timbre clair de Valérie Dréville illuminent le texte de Juliet. L'actrice au parcours riche - elle a joué avec Vitez, Régy, Vassiliev- artiste associée du festival d'Avignon 2008 est bien connue des amateurs d'un théâtre expérimental, risqué et exigeant. Son interprétation sobre et musicale donne à entendre la matière vive de la langue de Juliet.

"J'ai cherché" de Charles Juliet, lu par l'auteur et V. Dréville, CD audio , éditeur "Des femmes", collection La bibliothèque des voix, 18 €.

mercredi 11 février 2009

"Voix off" de Denis Podalydès, une lecture du festival Textes et voix

Il est rare de trouver autant de talents concentrés en un seul homme : acteur de théâtre (pensionnaire à la Comédie Française il joue en ce moment dans « L’illusion comique »), acteur de cinéma (dans les films d’Emmanuel Bourdieu par exemple), metteur en scène (« Fantasio » et surtout « Cyrano » en ce moment salle Richelieu), écrivain (auteur d’un remarqué « scènes de la vie d’acteur »), Denis Podalydès lisait ce soir-là des extraits de « Voix off » dans le cadre du festival « Textes et voix ». A l’origine de ce livre, une commande de Colette Fellous lui proposant de faire son autoportrait. Pour parler de lui, Podalydès a choisi de donner à entendre les voix des autres : des voix qui émergent de l’enfance, comme celle de sa grand-mère, de sa mère, d’amis ou de professeurs, des voix de radio ou de théâtre, des voix de cinéma…

La lecture commence par un roman tragi-comique qui raconte le difficile apprentissage amoureux de « l’empoté », double fictif de l’auteur. Passant du rire à l’émotion, Podalydès en vient à évoquer son amour pour les livres dans un passage sur le studio d’enregistrement : « Est-il, pour moi, lieu plus épargné, abri plus sûr, retraite plus paisible, qu'un studio d'enregistrement ? Enfermé de toutes parts, encapitonné, assis devant le seul micro, à voix haute - sans effort de projection, dans le médium -, deux ou trois heures durant, je lis les pages d'un livre. Le monde est alors celui de ce livre. Le monde est dans le livre. Le monde est le livre ».

Rien n’est aussi évocateur qu’une voix - sauf peut-être un parfum-, et pourtant les mots manquent pour décrire ces sensations insaisissables et étranges que transporte une voix. Et pourtant Podalydès trouve l’image juste qui a la clarté de l’évidence : Charles Denner ? « Une voix de courage, voix d'angoisse légère, voix qui va, voix qui fouille », Dussolier ? « une campagne à la tombée du soir, bruissante, paisible, secrète”…
Et au fil de la soirée imperceptiblement se dégage de ces voix l’émouvante voix de Denis Podalydès, non plus l’acteur ou l’interprète mais l’écrivain.
« Voix off », de Denis Podalydès, Mercure de France, (livre + CD), 244 p., 25 €.
Textes et Voix :
http://www.textes-et-voix.asso.fr/

lundi 2 février 2009

"Minetti " de Thomas Bernhard, mis en scène par André Engel

Terrible mise en abyme au théâtre de la Colline où, dirigé par André Engel, Piccoli incarne Minetti, le grand comédien vieillissant hanté par le roi Lear, rôle interprété par Piccoli il y a trois ans sous la direction du même André Engel.

Un soir de la Saint-Sylvestre, Minetti-Piccoli débarque dans le hall d’un hôtel d’Ostende où il est censé rencontrer le directeur d’un théâtre qui lui a proposé de jouer « Le roi Lear », rôle que l’acteur répète tous les soirs depuis 30 ans. Le directeur ne viendra pas. En l’attendant, Minetti parle au portier de l’hôtel, à une femme ivre et seule, à une jeune fille qui attend son fiancé. Il ressasse sa vie, sa carrière brisée par son refus de jouer les classiques, il évoque le personnage de Lear qui le hante depuis qu’il le joua pour la première fois à 18 ans, il parle du masque de Lear que le sculpteur Ensor a créé spécialement pour lui, il réfléchit à sa vocation théâtrale.
Dans la pièce que Thomas Bernhard a créée en 1976 pour l’acteur Bernhard Minetti, le personnage de Minetti laisse perplexe : le directeur du théâtre lui a –t-il vraiment donné rendez-vous ? Minetti est-il génial ou fou ? Souvent les metteurs en scène ne tranchent pas cette ambiguïté. Ici, au début de la pièce surtout, Engel enlève à l’acteur déchu toute trace de sa grandeur et tire le personnage vers la médiocrité en faisant de Minetti un papi gâteux. En coupant la fin de la pièce où le vieil acteur disparaît dans la neige, Engel appauvrit le sens de la pièce.

Tant de ressemblances entre le personnage, le Minetti de Thomas Bernhard et l’acteur Piccoli - la vieillesse, le roi Lear, le talent – troublent et embarrassent le spectateur. Quand Piccoli ressasse ses obsessions d’une voix chevrotante est-ce l’acteur ou le personnage qui semble chercher son texte? Le décor massif de Nicki Riéti, un grand hôtel vieillot, qui semble écraser le personnage ne fait qu’accroître le malaise. Ce malaise se dissipe au cours du spectacle car le débit de Piccoli se fait moins hésitant, sa voix s’éclaircit, et le vieux radoteur du début de la pièce se transforme en héros tragique. C’est dans la troisième partie, quand Minetti soliloque avec la jeune fille (incarnée par la lumineuse Julie-Marie Parmentier) qu’il semble retrouver son aura.

Minetti de Thomas Bernhard, mis en scène par André Engel, au théâtre de la Colline jusqu’au 7 février 2009, puis en tournée à Reims, Genève, Berlin, Villeurbanne, Grenoble, Lille, Lausanne, Toulouse.

vendredi 23 janvier 2009

« Encyclopédie capricieuse du tout et du rien » de Charles Dantzig

S’inscrivant dans une longue tradition littéraire remontant aux « Notes de chevet », poétiques listes établies au XIème siècle par la courtisane Japonaise Sei Shônagon (et qui a inspiré le film de Peter Greenaway « The pillow book », d’où est extraite la photo qui sert de bannière à ce blog), Charles Dantzig donne une ampleur nouvelle à la liste avec l’ouvrage le plus surprenant de cette rentrée littéraire hivernale « Encyclopédie capricieuse du tout et du rien ».

Que ceux qui bailleraient déjà d’ennui devant les 800 pages de listes se rassurent : les listes selon Dantzig sont bien plus que de simples énumérations à la Ben Schott (l’auteur du best-seller « Les Miscellanées de Mr Schott »). Véritable Zelig de la littérature, Dantzig jongle avec les styles et passe avec brio d’un inventaire lapidaire claquant comme un haïku (comme la liste des titres contenant le mot « dimanche » ) à un portrait finement ciselé, se glisse dans la peau des grands moralistes le temps d’une méditation sur les villes, l’amour ou Venise, fait suivre un hommage (sublimes pages sur Fitzgerald et Proust) par d’élégantes saynètes avant d’épingler avec humour les ambitieux, les vaniteux, les critiques littéraires et les mauvais écrivains (et il cite des noms !).

Comme dans son « Dictionnaire égoïste de la littérature française », l’auteur agace parfois - par exemple pourquoi en veut-il au Balzac de Rodin qu’il décrit en «concierge du boulevard Raspail » ?- et on a envie de le contredire, mais ces agacements sont de courte durée car tant d’érudition, d’enthousiasme et d’humour forcent l’admiration. Dans un style alerte et élégant émaillé d’aphorismes, il partage ses enthousiasmes pour les « lieux de fééries », Venise, New-York, les danseurs, et ses détestations pour Flaubert, Guy Debord, « idole des niais » ou le mariage. Un délicieux mélange qui se savoure ligne à ligne.

« Encyclopédie capricieuse du tout et du rien » de Charles Dantzig, Grasset, 784 p., 24,90 €.

vendredi 16 janvier 2009

La rentrée littéraire de janvier (1) : sélection de romans français

Alors que les plus stakhanovistes des lecteurs ne sont pas encore venus à bout des piles de livres issus de la rentrée de septembre, la marée littéraire de janvier charrie 558 romans. Par rapport à celle de septembre, la rentrée hivernale privilégie traditionnellement les auteurs confirmés, détachés de la course aux prix littéraires. On compte également davantage d’auteurs étrangers qu’à l’automne, tendance renforcée en 2009 (211 romans étrangers contre 180 l’an passé).

Petite sélection de romans français -et étrangers bientôt- qui semblent riches de promesses :

Parmi les anciens lauréats du Goncourt - très nombreux à publier cet hiver- trois ont retenu notre attention, Makine, Rambaud et Rouaud. Avec « La vie d'un homme inconnu », Andreï Makine raconte le retour dans sa Russie natale d’un écrivain dissident. Espérons y retrouver la prose ample et poétique qui avait fait la réussite du « Testament français » (Seuil 292 p. 19,95€). Jean Rouaud continue, après « La fiancée juive », d’explorer la rencontre amoureuse, avec « La femme promise » (Gallimard 422p. 21€). Dans un genre très différent, Patrick Rambaud publie sa « Deuxième chronique du règne de Nicolas 1er » où l’on retrouve la verve et la causticité du précédent volume (Grasset 176p. 13,50€).

Passons des Goncourt au presque-Goncourt Olivier Adam, qui, après le larmoyant « A l’abri de rien », publie « Des vents contraires » aux éditions de l’Olivier. Ce roman encensé par la presse (notamment Télérama http://www.telerama.fr/livres/des-vents-contraires,37910.php) conte l’histoire d’un homme confronté à la disparition de sa femme (L’Olivier 254p. 20€).

Signalons « En bas, les nuages » de Marc Dugain, l'auteur de « La malédiction d'Edgar » qui trace sept portraits d'hommes (Flammarion 316p. 20€). Enfin pour les amateurs d’envolées érudites, « Les voyageurs du temps » de Philippe Sollers qui bénéficie d’un accueil très favorable : dans le Point, Marc Lambron évoque un « Sollers délesté et attaquant, vaporisé en ondes précises, qui calligraphie ses mantras» (Gallimard 250p. 17,90€).

mardi 13 janvier 2009

Frédéric Ferney et son Bateau Libre

Frédéric Ferney a ouvert ces derniers jours un blog littéraire «Le bateau libre » dont le nom fait écho au Bateau Livre, l’excellente émission littéraire qu’il a animée pendant 12 ans sur France 5 avant de se faire « virer » en juin 2008.

L’animateur, critique littéraire au Point, entend continuer sur le web son combat pour la littérature : « Mon seul dessein sera de partager avec vous des émotions intimes. La haine de la littérature sévit un peu partout en France, pas seulement à la télévision. Il faut donc se battre ».

En ce début d’année de crise -de la culture ?-, retrouver l’exigence, l’enthousiasme et la culture de Ferney a quelque chose de réconfortant.

lundi 5 janvier 2009

«Val de Grâce » de Colombe Schneck

C’est l’histoire d’une petite fille riche qui vivait dans un palais magique nommé Val de Grâce. Ses parents exauçaient tous ses souhaits selon le principe « les parents doivent tout à leurs enfants, leurs enfants ne leur doivent rien ». La vie de Colombe n’était que luxe, calme et mousse au chocolat. A 6 ans, elle part aux Etats-Unis danser avec Fred Astaire ou chasser le monstre du Loch Ness en Ecosse. Mais un jour le conte de fée vire au drame, les murs du palais se craquèlent, les rideaux se ternissent et la petite fille trop gâtée est expulsée du paradis de l’enfance pour découvrir le monde des adultes avec son cortège de maux, la maladie, la mort, les soucis d’argent.

Si « Val de Grâce » avait été une rédaction de la petite Colombe en classe de 4ème, nul doute que tout son entourage se serait extasié. Le souci, c’est qu’à plus de quarante ans, Colombe écrit toujours comme une collégienne. Cette autofiction vite écrite et vite lue pèche par une construction brouillonne et un manque de rythme : c’est fade, c’est pâteux : de la guimauve ! Suggérons à la jeune Colombe le sujet suivant : Commentez cette citation d’André Gide : « C'est avec les beaux sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature ».

« Val de Grâce » de Colombe Schneck, Stock, 144p. 14,50€.

jeudi 1 janvier 2009

"Les déferlantes" de Claudie Gallay

C'est l'histoire d'un lieu au bout du monde, un petit village normand perdu au bord de l'océan. Un homme y revient après de longues années d'absence. La narratrice, une femme d'une quarantaine d'années, ornithologue, l'observe, l'approche et va l'aider à découvrir la vérité sur le naufrage qui a emporté ses parents et son frère. Dans "Les déferlantes", on croise aussi Max, l'idiot du village, Lili la propriétaire du bistrot, Nan une vieille qui perd parfois la raison, Raphaël qui sculpte la douleur, Morgan sa soeur, Théo le vieux gardien du phare...Comme dans ses précédents romans, Claudie Gallay s'intéresse aux gens de peu, à des solitaires à la marge, en dehors du monde moderne, des écorchés vifs hantés par des fantômes. Mais bien plus que les hommes, les personnages principaux du roman, sont les éléments, le vent et la mer, qui bouleversent les destins et sèment la tempête dans les coeurs et les corps.
En lisant ces 500 pages à l'atmosphère étrange, où la tragédie grecque s'immisce dans un quotidien banal pour en révéler la violence, le lecteur ne peut qu'être happé par le rythme de la prose précise et sans affect de Claudie Gallay et comprend alors les raisons du succès de ce beau roman, plebiscité par les libraires.
"Les déferlantes" de Claudie Gallay, Editions du Rouergue, 525 pages, 21,50€.