mardi 24 mars 2009

« Casimir et Caroline » de von Horvath, mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Mota


Munich au seuil des années 1930. La République de Weimar se délite, l’économie est en crise, le chômage explose. Caroline (Sylvie Testud) veut simplement s’amuser à la fête d’octobre de Munich, s’étourdir sur les montagnes russes, manger une glace, voir le Zeppelin traverser le ciel. Mais son fiancé Casimir (Thomas Durand) n’a pas le cœur à ça : il vient de perdre son emploi de chauffeur. Caroline s’interroge : doit-elle rester avec Casimir ou chercher un homme riche et puissant qui la fera monter dans l’échelle sociale ? Autour d’eux, des jeunes gens recherchant les sensations fortes, des midinettes, des hommes d’affaires en quête d’amours faciles, s’amusent et s’enivrent dans un décor de fête foraine avec son marchand de glace, son grand-huit, ses toboggans, son cinéma, ses monstres. Au terme de la soirée, Caroline repart avec un tailleur d’âge mûr après avoir été séduite par le patron de ce dernier et Casimir s’acoquine avec une bande de jeunes gangsters.

Casimir et Caroline se seraient-ils quittés si Casimir n’avait pas perdu son emploi ? Les hommes sont-ils fondamentalement égoïstes ou est-ce les circonstances qui corrompent les sentiments et le sens moral ? Voilà les questionnements indissolublement intimes et politiques que soulève la pièce et qui renvoient de façon troublante à la réalité actuelle. Et la réponse d’Horvath, contemporain de Brecht et qui, comme lui, a essayé de traduire sur scène les contradictions de son époque, est sans appel : « L’amour ne cesse jamais, du moment que tu ne perds pas ton boulot ».

En dépit de son fort ancrage politique et du social, le théâtre de Horvath ne se réduit pas à un théâtre didactique et engagé, il est bien plus que cela : il sait saisir sur le vif une société qui se décompose quand la peur de l’avenir rend cynique ou violent. Et le regard d’Emmanuel Demarcy-Mota qui a choisit de mettre dans la bouche des personnages de la foule des morceaux d’autres textes d’Horvath ne fait qu’accentuer la noirceur de la pièce. Le décor écrasant composé d’attractions gigantesques joliment figurées, de machineries d’acier à la taille inhumaine accroît encore l’impression d’une classe sociale broyée par la vie économique.

Comme toujours, la mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, qui a pris les rênes du théâtre de la Ville, est remarquable de rigueur et de précision. Mais la médaille a son revers : tout cela manque un peu d’émotion. Et parfois les deux personnages centraux, en dépit du jeu remarquable de Sylvie Testud et Thomas Durand, peinent à émerger, et sont comme engloutis pas la foule de personnages secondaires, remarquablement croqués.

A Paris au théâtre de la Ville puis les 1er, 2 avril à La Coursive de La Rochelle, 7-11 avril à La Comédie de Reims, 22-24 avril au Quartz de Brest, 11-20 mai au Grand T de Nantes, 27 mai-6 juin au TNB de Rennes.

jeudi 12 mars 2009

"Le pont des soupirs" de Richard Russo

« Je ne suis peut-être pas quelqu'un de passionnant » affirme dès la première page le narrateur du « Pont des soupirs » de R. Russo. Voilà un incipit peu banal, loin des morceaux de bravoure aguicheurs dont l’intention n’est que trop transparente, prendre le lecteur dans ses filets, et qui se révèlent, quand la suite n’est pas à la hauteur, n’être que des miroirs aux alouettes. Et pourtant, avec ce début sur la pointe des pieds, comme s’il s’excusait de déranger pour si peu, R. Russo réussit le tour de force d’intéresser le lecteur au destin d’un héros falot, mélancolique et peu sûr de lui, durant plus de 700 pages.

Du fond des souvenirs de Lou C. Lynch qui décide d’écrire ses mémoires, sont exhumés 60 ans de la vie de Thomaston, une petite ville du fin fond de l’Etat de New York avec ses rivalités entre quartiers, son usine toxique dont les eaux usées charrient la maladie et ses secrets. Car contrairement à ce que suggère le titre, l’action du « Pont des soupirs » n’est pas située à Venise. Comme « Le Déclin de l'empire Whiting », son précédent roman récompensé par le prix Pulitzer, Richard Russo a choisi d’ancrer encore son histoire dans une petite bourgade industrielle.

Lou C. Lynch, le personnage principal est un sexagénaire, tout le portrait de son père un homme apprécié pour sa gentillesse mais qui ne brillait pas par son esprit. Affublé depuis l’enfance du ridicule surnom de Lucy (Lou C.), Lou Lynch, a épousé la belle et vive Sarah et a fait fructifier l’entreprise familiale : il est maintenant à la tête d’un « empire » de trois épiceries. S’il est un homme heureux, il n’en est pas moins profondément mélancolique et hanté par un traumatisme survenu dans son enfance.

L’un des aspects le plus intéressant du roman est la façon dont Russo parle de l’emprise, de l’ascendant presque surnaturel qu’un être exerce sur un autre. Bobby Marconi, à son corps défendant, a ce pouvoir sur son voisin Lucy depuis l’enfance. La fascination tourne à l’obsession quand les parents de Bobby déménagent dans un autre quartier : comme un amoureux éconduit Lucy téléphone à Bobby, lui écrit, se rend chez lui. Et l’envoûtement se poursuit puisque devenu adulte Lucy est toujours hanté par le souvenir de Bobby. Il est vrai que de tous les habitants de Thomaston, Bobby est le seul à avoir échappé à un destin tracé d’avance. En changeant de nom et en s’exilant à Venise où il devient un peintre célèbre, il « a
réussi à faire ce que nous imaginions tous quand nous étions jeunes, avant que le temps et la répétition érodent et banalisent le mystère de l'existence. Je me dis que Bobby est le seul à s'être inventé une vie et le personnage qui va avec ».

En dépit de quelques longueurs dans les 200 premières pages et du manque de crédibilité des passages situés à Venise et, en particulier du peintre, « Le pont des soupirs » est un grand livre qui parvient à faire vivre un monde. R Russo dépeint avec tendresse et humour les renoncements d’êtres condamnés à vivre la même vie que leurs parents, les regrets de ceux qui pensent s’être trompé de vie, les désirs inassouvis. Au fil des pages se dessine une galerie de portraits finement croqués : le truculent Oncle Dec, l’écrivain raté et mégalomane, la plus belle fille du lycée dont la beauté se fane avec le temps. En filigrane du récit de la vie de Lou se lit l’histoire du déclin de l’Amérique des petites villes, gagnées par la misère et le chômage.

« Le pont des soupirs » de R. Russo, Ed. Quai Voltaire La Table Ronde, 2008, 726 p., 25 €.