jeudi 12 mars 2009

"Le pont des soupirs" de Richard Russo

« Je ne suis peut-être pas quelqu'un de passionnant » affirme dès la première page le narrateur du « Pont des soupirs » de R. Russo. Voilà un incipit peu banal, loin des morceaux de bravoure aguicheurs dont l’intention n’est que trop transparente, prendre le lecteur dans ses filets, et qui se révèlent, quand la suite n’est pas à la hauteur, n’être que des miroirs aux alouettes. Et pourtant, avec ce début sur la pointe des pieds, comme s’il s’excusait de déranger pour si peu, R. Russo réussit le tour de force d’intéresser le lecteur au destin d’un héros falot, mélancolique et peu sûr de lui, durant plus de 700 pages.

Du fond des souvenirs de Lou C. Lynch qui décide d’écrire ses mémoires, sont exhumés 60 ans de la vie de Thomaston, une petite ville du fin fond de l’Etat de New York avec ses rivalités entre quartiers, son usine toxique dont les eaux usées charrient la maladie et ses secrets. Car contrairement à ce que suggère le titre, l’action du « Pont des soupirs » n’est pas située à Venise. Comme « Le Déclin de l'empire Whiting », son précédent roman récompensé par le prix Pulitzer, Richard Russo a choisi d’ancrer encore son histoire dans une petite bourgade industrielle.

Lou C. Lynch, le personnage principal est un sexagénaire, tout le portrait de son père un homme apprécié pour sa gentillesse mais qui ne brillait pas par son esprit. Affublé depuis l’enfance du ridicule surnom de Lucy (Lou C.), Lou Lynch, a épousé la belle et vive Sarah et a fait fructifier l’entreprise familiale : il est maintenant à la tête d’un « empire » de trois épiceries. S’il est un homme heureux, il n’en est pas moins profondément mélancolique et hanté par un traumatisme survenu dans son enfance.

L’un des aspects le plus intéressant du roman est la façon dont Russo parle de l’emprise, de l’ascendant presque surnaturel qu’un être exerce sur un autre. Bobby Marconi, à son corps défendant, a ce pouvoir sur son voisin Lucy depuis l’enfance. La fascination tourne à l’obsession quand les parents de Bobby déménagent dans un autre quartier : comme un amoureux éconduit Lucy téléphone à Bobby, lui écrit, se rend chez lui. Et l’envoûtement se poursuit puisque devenu adulte Lucy est toujours hanté par le souvenir de Bobby. Il est vrai que de tous les habitants de Thomaston, Bobby est le seul à avoir échappé à un destin tracé d’avance. En changeant de nom et en s’exilant à Venise où il devient un peintre célèbre, il « a
réussi à faire ce que nous imaginions tous quand nous étions jeunes, avant que le temps et la répétition érodent et banalisent le mystère de l'existence. Je me dis que Bobby est le seul à s'être inventé une vie et le personnage qui va avec ».

En dépit de quelques longueurs dans les 200 premières pages et du manque de crédibilité des passages situés à Venise et, en particulier du peintre, « Le pont des soupirs » est un grand livre qui parvient à faire vivre un monde. R Russo dépeint avec tendresse et humour les renoncements d’êtres condamnés à vivre la même vie que leurs parents, les regrets de ceux qui pensent s’être trompé de vie, les désirs inassouvis. Au fil des pages se dessine une galerie de portraits finement croqués : le truculent Oncle Dec, l’écrivain raté et mégalomane, la plus belle fille du lycée dont la beauté se fane avec le temps. En filigrane du récit de la vie de Lou se lit l’histoire du déclin de l’Amérique des petites villes, gagnées par la misère et le chômage.

« Le pont des soupirs » de R. Russo, Ed. Quai Voltaire La Table Ronde, 2008, 726 p., 25 €.

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